Dans cet article l'autrice nous propose le concept "d"éropolitique" et tente de mettre dans les espaces militants et les espaces de débat ( et d'ébats) la chose sexuelle, le rapport au corps, au sien et à celui de l'autre dans une manière plus légère, moins décomplexé et qui n'aurait pas comme limite l'intimité de la chambre à coucher mais aussi tous les lieux où les corps se vivent, se vibrent seuls ou ensemble par les sens et les sensations ! Un grand pas en avant pour enjamber le sectarisme et le repli ambiant et aller vers une grande prise d'air frais !
Myriam Bahaffou : « La nature est pétrie d’érotisme »
Pour la chercheuse Myriam Bahaffou, l'érotisme et les luttes écologiques sont liés. - © Juliette de Montvallon/Reporterre
Se baigner ensemble, s’écrire des lettres d’amour, se masser... pour mieux lutter. La chercheuse Myriam Bahaffou propose une « éropolitique », pour donner plus de place à la sensualité et la sexualité dans les milieux militants.
Myriam Bahaffou est doctorante en philosophie féministe. Elle est l’autrice de l’ouvrage Des paillettes sur le compost, écoféminismes au quotidien (Le Passager clandestin, 2022). |
Reporterre — Pourquoi écrivez-vous dans votre livre que les milieux militants n’accordent pas assez de place aux questions de sensualité et de sexualité ?
Myriam Bahaffou — Il y a différents milieux militants, certains accordent une place importante au corps, d’autres moins. Parfois, le désir et l’amour y sont discutés collectivement et parfois, cela demeure lié au privé et aux histoires inter-personnelles.
Je crois pourtant qu’il y a une responsabilité dans un espace collectif à aborder la question du sexe. Ce qui m’étonne, c’est que les milieux féministes eux-mêmes ne s’en soient pas vraiment saisis, ou en tous cas pas d’une manière satisfaisante (le milieu « sexpositif » fait exception).
Comment, donc, réfléchir et travailler ensemble les notions de désir et de sexe dans la quotidienneté, surtout pour des gens qui vivent, dorment et se réveillent ensemble ? Dans tout milieu militant ou toute communauté il y a de l’érotisme, du sexe ou de l’interaction de corps qui se donnent mutuellement du plaisir — pas nécessairement dans un cadre sexuel d’ailleurs. Dans les espaces particulièrement criminalisés (les occupations, les zad ou les squats), ce plaisir-là peut devenir un espace de survie, une manière de créer de la joie et d’affirmer la vie en face des projets mortifères du capitalisme. Paradoxalement, on en parle peu en ces termes. Les histoires de sexe entre les militant·es sont reléguées au domaine du privé, sauf quand il y a des cas d’agressions sexuelles. Là ça devient politique — et c’est très bien, c’est géré collectivement, mais ça me dérange que ce soit le cas uniquement lorsqu’il y a de l’oppression.
Quels changements pourraient être imaginés dans ces milieux ?
Une des premières étapes pourrait être de décloisonner le sujet. Si je viens de baiser avec quelqu’un et qu’on me demande ce que j’ai fait cet après-midi, que faire pour que le terme « j’ai baisé » soit une parole légitime ? Je voudrais qu’on n’ait plus à se cacher derrière un rire gêné, alors que c’est précisément ce plaisir sexuel, ce moment sensuel, qui me permet d’être face à vous, présente et aussi vivante dans la lutte. Pourtant, les histoires de cul restent reléguées à la pudeur, à la honte d’en parler publiquement. J’y vois un bon mélange d’une morale à la fois bourgeoise, religieuse et hétérosexuelle : le sexe c’est caché, ça se fait avec une personne, et ça n’a pas sa place dans le collectif en tant que tel.
« L’érotisme, un moteur pour militer ensemble »
D’un autre côté, les pratiques qui donnent du soin au corps se démocratisent, notamment dans les écoféminismes : je vois des stages de massage, de danse, de tantra, de yoga, et tout un tas d’autres trucs appropriés par des Blanc·hes qui découvrent la nécessité de « retrouver leur corps ». Sauf qu’à côté de ça, un baiser, un contact corporel entre ami·es, l’érotisme, la tendresse et le cul restent réservés au cadre hétéronormé du couple monogame, qui détient le monopole de l’intimité. En tant que féministe, cela me gêne vraiment. S’il y a un espace où l’on pourrait explorer ces choses, c’est justement l’espace militant, parce qu’il cherche à proposer de nouveaux cadres de pensée, d’interactions entre individus et des manières de faire groupe.
Rassemblement écoféministe à Bure (Meuse) en 2019, en mixité choisie. © Roxanne Gauthier/Reporterre
À quoi ressemblerait un militantisme « éropolitique » ?
« Éropolitique » est un terme que j’ai inventé pour désigner l’érotisme — qui n’implique pas forcément de génitalité, tout comme le sexe et la sensualité — comme moteur désirant pour faire groupe, pour militer ensemble. Je ne veux pas considérer l’érotisme sous l’angle individuel de la pure satisfaction sexuelle, mais sous l’angle collectif et politique. L’idée est de décloisonner l’image du sexe génital, du coït à deux à poil dans un lit. L’éropolitique, c’est comment arriver à créer du tissu communautaire à partir du corps en tant que chair désirante, vibrante, à partir d’une énergie libidinale, viscérale, de corps révoltés et déchaînés (oui, rien que ça).
Je ne dis pas qu’on manque de discours sur le sexe dans l’espace public, au contraire, on en est saturé, mais il est très désincarné, très néolibéralisé et franchement très chiant. L’éropolitique est plutôt l’idée de discuter de la façon dont on veut faire corps ensemble, dans les luttes. Quel type de collectif on donne à voir : un collectif fragmenté, des individus qui vivent leurs petites histoires chacun·e dans leur coin et se branlent sur un porno avant de dormir et qui négocient avec leur petite culpabilité ? Ou des gens un peu plus en prise avec leur corps, comme un lieu de plaisir, ouvert, réceptif ?
« On essaie de préserver la vie contre des projets mortifères »
Ce que je raconte dans mon livre, c’est qu’il y a d’autres dimensions dans la composition d’un « milieu militant » que celles théoriques ou idéologiques : les gens militent parce qu’iels se kiffent, ressentent des émotions, bref il y a de fortes dimensions affinitaires, corporelles et charnelles. Partant de là, redéfinir les désirs, les besoins, les fantasmes, les imaginaires est nécessaire si l’on veut s’atteler à la tâche féministe de refonder les rapports entre les gens à rebours des schémas patriarcaux. Et si la réponse à cela c’est un militantisme sobre, austère, prude et évitant sur ces questions, je ne trouve pas cela intéressant.
Quel lien faites-vous entre l’érotisme et les luttes écologiques ?
Pour moi, les deux sont fondamentalement liés. L’écologie, c’est la lutte pour la vie, et pour la préservation de la qualité de vie, humaine et non humaine. Le sexe, la sensualité, c’est d’une certaine manière une expression très forte de la vie.
L’écosexualité là-dessus m’a beaucoup aidée : considérer le plaisir sensuel qu’il y a à se baigner nu·e, à pénétrer la neige de ses mains, se faire brûler le dos par le soleil, regarder une chenille manger goulûment une feuille… La nature est pétrie d’érotisme, partout. Le vivant se fait kiffer à chaque instant, et on en fait partie, alors je ne vois pas comment promouvoir un lien au vivant en mettant de côté les corps et la sensualité.
Si on sort du sexe en soi, et qu’on parle davantage d’éropolitique, la tradition écoféministe a légué des manières de lutter qui placent l’expression du corps au centre, avec des danses, des chants, des cris... Des manières joyeuses et émotionnelles d’occuper l’espace. Cette énergie-là, c’est la même qui te fait gueuler face à la police, tenir dans le froid pendant une maraude ; il y a une vraie épreuve du corps dans le militantisme, mais on ne peut pas la considérer uniquement sous l’angle sacrificiel. Encore une fois : comment se donner du plaisir quand on est en lutte contre le capitalisme et son confort illusoire ?
Le dortoir de la zad de Saclay, pour les occupants sans tente ou qui veulent se reposer. © NnoMan/Reporterre
Comme dans le reste de la société, les milieux militants sont des endroits où se produisent des agressions sexuelles. Comment promouvoir davantage de sensualité sans reproduire des schémas de domination ou d’oppression ?
C’est une bonne question, à laquelle je n’ai pas la réponse. Rendre visible le sexe, également par le discours, ne va pas empêcher tout à coup toutes les dominations. Un endroit sans oppressions, ça n’existe pas : aucun espace « safe » ne nous purifiera de façon magique. Mais s’il y a des agressions, c’est parce que les pratiques sexuelles sont toujours reléguées dans le domaine du privé, et qu’encore une fois, on n’entame pas des processus de guérisons collectives de la culture sexuelle violente, misogyne, raciste, à laquelle on a été biberonné.es.
Cela dit, ne pas en parler ne réglera pas le problème non plus. Ces agressions viennent justement de dynamiques patriarcales (et pas uniquement masculines), d’une absence de paroles et de connaissances sur la sexualité, ou alors seulement en des termes oppressifs. Tant que l’on continuera à avoir un discours dangereux sur le sexe, les personnes victimes ne pourront pas complètement reprendre le pouvoir sur leur histoire.
« L’éropolitique c’est aussi partager un moment de danse ensemble, se toucher, se câliner... »
Mais j’insiste : mon propos n’est pas juste de dire que les pratiques sexuelles, c’est trop bien. Il y a d’autres manières de vivre l’éropolitique au sein de groupes : partager un moment de danse ensemble, se toucher, se câliner, prendre des douches ensemble (oui, oui !)... Là-dessus les personnes asexuelles ont énormément à nous apprendre, je pense, et l’éropolitique que je propose est à plein d’endroits assez compatible avec ça. Il faut arrêter de penser le sexe, et surtout la sensualité, uniquement sous le prisme de la génitalité. Ça revient aussi à poser la question de comment habiter ensemble. Comment fait-on du soin qui ne place pas le danger et la peur au centre de nos pratiques ?
Et si des personnes restent mal à l’aise avec cette sensualité ?
Je pense qu’il y a des personnes pour qui ce discours n’est pas entendable, et c’est OK. C’est essentiel qu’une personne puisse dire qu’elle n’est pas d’accord, qu’elle n’en a pas envie. Pour démarrer, une question intéressante serait la suivante : qu’est-ce qui te donne du plaisir physiquement ? Ça peut être aller manger un truc, cuisiner ou jardiner ensemble, se baigner – pas forcément nu, se toucher, selon différentes modalités, et justement non sexualisées.
Moi par exemple, j’adore envoyer des lettres d’amour, des bouquets de fleurs, faire des petits-déjeuners à mes ami·es... bref, la tarte à la crème du romantisme cul-cul. Mais ça me plaît tellement de voir le plaisir dans leurs yeux, parce que ce sont des choses qu’on a jetées à la poubelle depuis si longtemps, car réservées à l’éternelle structure du couple romantique. Bref, il y a plein de manières de penser l’éropolitique, mais ce que je crois fondamental, c’est de la lier à la fois au corps et à l’amour, dans nos espaces et dans nos luttes.
Article extrait du magasine "Reporterre : https://reporterre.net/Myriam-Bahaffou-La-nature-est-petrie-d-erotisme
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